Les drogues et nous : comment leur consommation change la société, et inversement
Quand considère-t-on qu’une drogue est une drogue ? Le mot drogue évoque souvent d’abord l’héroïne, qu’on s’injecte dans un coin reculé d’un parc. Et on ne pense pas forcément à la nicotine, qui soutient au quotidien, entre une échéance et une visio au bureau. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les drogues sont des substances ayant un effet psychoactif. Cela signifie qu’elles peuvent, par exemple, calmer l’humeur, provoquer des émotions fortes ou ralentir la mémoire.
Moana Mika, spécialiste en sciences médicales et journaliste scientifique
Le verre de vin rouge du soir dont l’agréable sensation de chaleur apaise ? La bière de fin de journée qui offre une parenthèse dans le quotidien ? Voire la cigarette qui procure un regain d’énergie ? D’un point de vue purement médical, tout le monde consomme des drogues. Pourtant, c’est un fait, les drogues ont toujours été définies non seulement selon des critères médicaux, mais aussi sociétaux. En Suisse, au début du XXe siècle, l’alcool a commencé à être mal vu, on reprochait à ce « poison » d’avoir des effets néfastes à long terme sur la société. Lorsque les produits à base de cannabis sont apparus dans les années soixante, on a craint une déchéance de la jeunesse. Aujourd’hui, ni l’alcool ni le cannabis ne suscitent l’indignation. Contrairement à la consommation record de cocaïne à Zurich ou à l’abondance dévastatrice de crack à Genève. Puis les drogues sont arrivées. Et elles ont eu sur cette génération en manque l’effet d’une pluie tant attendue. Une chose est sûre : on a toujours consommé des substances psychoactives et on en consommera toujours. C’est la réflexion menée dans la société qui détermine comment on les considère, en définissant si une drogue en est une, s’il s’agit d’un stupéfiant ou d’un produit d’agrément, si elle est bannie ou tolérée, si les consommateur·x·trice·s sont dans l’illégalité ou si on leur permet d’en consommer tant que les risques sont limités. Et cette réflexion peut durer longtemps. Très longtemps.
Années de crise, héroïne et VIH
Flash-back : dans les années huitante, dans certaines parties de la Suisse, les couples non mariés n’avaient pas le droit de vivre ensemble. La répression était forte et les jeunes n’avaient presque aucune marge de manœuvre. Dans sa chanson « God save the queen », le groupe de punk anglais Sex Pistols criait furieusement du fond du cœur « There’s no future ! ». Ces paroles sont devenues la devise de toute une génération : no future, pas de futur. Pour couronner le tout, la Suisse a subi un taux de chômage particulièrement élevé au début des années nonante. C’était des années de crise. En réaction, cette jeunesse suisse privée de perspective a tout envoyé balader et méprisé l’esprit petit-bourgeois. Puis les drogues sont arrivées. Et elles ont eu sur cette génération en manque l’effet d’une pluie tant attendue. L’héroïne et la cocaïne ont suscité curiosité, tolérance et soif d’aventure. Qui aurait osé se montrer snob ? De toute manière, il n’y avait rien à perdre.
À partir du milieu des années huitante, le nombre de personnes s’injectant des drogues a connu une hausse fulgurante. Le parc Platzspitz à Zurich a acquis la notoriété internationale de « Needle Park ». Il y a eu jusqu’à près de 3000 personnes venant y consommer de la drogue et beaucoup d’entre elles y restaient toute la nuit. Certains jours, les secours ont réanimé jusqu’à 25 personnes dans ce parc. L’horreur de cette crise de la drogue n’a pas tardé à être suivie d’une autre, celle du VIH et du sida. Ce nouveau drame a eu sur le pays l’effet d’une deuxième secousse dévastatrice : il a fallu à nouveau regarder les choses en face et voir, avec stupeur et perplexité, comment les gens décédaient alors non seulement à cause des drogues, mais aussi d’une terrible maladie jusqu’alors inconnue. Entre 1983 (date du premier signalement officiel d’infection par le VIH en Suisse) et 2016, plus de 4800 personnes ont contracté le virus avec des seringues. Jusqu’au début des années nonante, la prise de drogue par intraveineuse était la voie de transmission la plus fréquente. Le pic a été atteint en 1990, année qui a compté à elle seule 553 contaminations par cette voie. À titre de comparaison, il n’y en avait plus que quatre en 2023. Que s’est-il passé entretemps ?
Les quatre piliers pour mettre fin à un échec sociétal
Le drame des scènes ouvertes de la drogue a horrifié la population et provoqué des débats animés en politique. Hans Pfisterer, médecin cantonal en Argovie, déclarait dès 1973 dans une interview à la télévision suisse : « À mon sens, la toxicomanie est le symptôme d’un échec de la société. » Au début des années nonante, on a enfin pris les choses en main. Après de longues hésitations, le principe des quatre piliers a été mis en œuvre dans toute la Suisse. Ce modèle prescrivait l’introduction non seulement de la prévention, du traitement et de la répression, mais aussi de la réduction des risques, nécessaire de toute urgence. Grâce à lui, il a enfin été possible de créer des centres d’accueil pour toxicomanes (soutenus par la loi), de donner de la méthadone et de distribuer des seringues propres. La réduction des risques a un objectif unique : minimiser le plus possible les conséquences négatives de la prise de drogues. Les personnes en consommant doivent pouvoir mener une vie en autodétermination et avec le moins de souffrances possible. Les drogues sont futées : elles s’attaquent aux circuits de notre cerveau qui activent le système de récompense. Et pourtant, les mesures engagées pendant la crise de la drogue n’ont pas suffi : des centaines de personnes sont mortes à cause des drogues et des milliers ont contacté le VIH ou une hépatite virale. Toxicomanie, diagnostic positif au VIH ou aucun des deux : tout le pays a souffert de la crise. Les drogues sont futées : elles s’attaquent aux circuits de notre cerveau qui activent le système de récompense. Notre cerveau a besoin du bien-être provoqué par la récompense et n’en a jamais assez. Mais, comme avec tout ce qui procure du plaisir, l’effet diminue au fil du temps. Pour déclencher le sentiment de récompense, il faut en consommer de plus en plus et de plus en plus souvent. Petit à petit, les drogues peuvent modifier le cerveau à tel point qu’il ne fonctionne plus correctement s’il en est privé. Et inversement, l’abstinence provoque des symptômes : anxiété, tremblements, transpiration, nausée, inquiétude. Aujourd’hui, on considère que près de 20 % des personnes consommatrices de drogue sont dépendantes de substances telles que l’héroïne, la cocaïne et l’amphétamine. On continue de mener des recherches pour comprendre pourquoi certaines personnes deviennent dépendantes et d’autres non.
Quels enseignements en avons-nous tirés ?
Mais pourquoi consommons-nous des drogues si elles nous font du mal et nous font souffrir ? Il y a autant de réponses que de personnes consommant des drogues. Les drogues peuvent simplement procurer du plaisir, mais également offrir un moyen de répondre à des douleurs, physiques ou psychiques. Pour certaines personnes, les drogues peuvent donner des pistes pour se comprendre soi-même et comprendre le monde. Pour d’autres, elles ouvrent la porte vers de nouvelles aventures : l’interdit, la sensation d’euphorie et le plaisir. Et d’autres encore cherchent l’appartenance à une communauté en en consommant ensemble. Quoi qu’il en soit, ce qui est apparu clairement dès les années 2000 et fait aujourd’hui consensus, c’est que les mesures prises pour réduire les risques ont permis de répondre à la crise de la drogue. Il y a quelques années, l’Étude suisse de cohorte VIH (SHCS) a établi un modèle pour calculer l’ampleur des transmissions du VIH. Le résultat est incontestable : plus de 15 000 transmissions supplémentaires du VIH chez les consommateur·x·trice·s de drogues et plus de 5000 décès des suites du sida ont été évités. Depuis la crise des années huitante et nonante, la consommation de drogues a fortement évolué en Suisse : les scènes ouvertes ont disparu et la prise par intraveineuse a reculé. En revanche, la consommation récréative de drogues a fortement augmenté, comme le montre l’enquête suisse sur la santé de l’Office fédéral de la statistique. C’est par exemple le cas de l’ecstasy lors d’une dayrave, qui procure un sentiment de bonheur au même rythme que la musique techno. Ou d’une ligne de cocaïne avant de sortir pour se donner la force de se lancer dans la foule. Ou encore de la prise de méthamphétamine lors d’une session de chemsex pour profiter pleinement des jeux amoureux.
Les drogues font partie de notre société. Mais en revanche, les crises comme celles que la Suisse a traversées dans les années huitante et nonante ne doivent pas en faire partie. Malgré le drame de cette époque dont on garde encore les traces, notre pays a appris, a grandi et emprunté de nouvelles voies. Aujourd’hui, on peut consommer des drogues de manière éclairée et informée, car avant de décider d’en prendre ou non, il faut d’abord connaître leurs effets et leurs conséquences. Si l’on dispose de toutes ces informations, il importe peu finalement que la substance prise soit considérée comme une drogue, ou non.