Retour sur le VIH et la sexualité gay

C’est en 1982 que le sida fait peu à peu son apparition dans les médias en Suisse. Les journaux n’hésitent alors pas à en rajouter. Selon eux, une« épidémie des homos » ou « peste gay » s’abat sur la Suisse. L’épidémie est moralisée et présentée comme un problème ne concernant que les homosexuels, les toxicomanes et les sans-abris et non comme une crise médicale. Les véritables chasses aux sorcières menées par certains médias contre les gays et les personnes touchées par le sida sont souvent le fruit, en arrière-plan, d’un mélange de panique et d’apathie. Bien que le premier cas ait été signalé en 1980, il a fallu attendre encore cinq ans avant que l’OFSP décide d’une stratégie pour lutter contre la propagation du virus.

Cyril Hafen, ethnologue

Alors que les autorités, les églises et les organismes sociaux cherchaient encore difficilement une solution, un remède ou ne serait-ce qu’un moyen de dépistage pratique, Jean et Rolf, aujourd’hui jeunes soixantenaires, vivaient leur homosexualité en cachette. À ce moment-là, ils n’imaginaient pas encore la répercussion déterminante que le VIH et le sida allaient avoir sur leur vie. Ils avaient déjà entendu parler du sida et croyaient à tort, comme le disaient les médias, qu’il était provoqué par l’homosexualité. Ils rappellent que l’homophobie, amplifiée par l’épidémie de sida, justifiait grandement de ne pas vivre ouvertement son homosexualité. 

Ils ont fait leur coming-out à leurs amis au début des années 1990 et trouvé du soutien et de l’amour auprès de la communauté gay zurichoise. Peu de temps après, le premier amour gay de Jean, aussi sa première personne de confiance gay, reçoit son diagnostic VIH positif. Mais ils entament malgré tout une relation. « Il y a d’autres moyens de se montrer tendre l’un envers l’autre ». Toutefois, son petit ami meurt peu après, comme beaucoup d’autres autour de lui. Aujourd’hui, Jean dit que, si ce décès a certes été tragique, à ce moment-là, il s’était déjà fait une raison. Ça se passait souvent comme ça. Il y avait une certaine fatalité et la mort était généralement abordée avec un certain humour noir. « On faisait l’amour dans les toilettes publiques [...] ou sur une aire d’autoroute. Bien sûr qu’on pouvait contracter le virus, mais être seul aurait été encore pire. » 

Face à cette tragédie, Jean décide d’agir. Il veut montrer le VIH et le sida sous un nouveau jour, loin des stigmatisations, et encourager parallèlement des comportements visant à arrêter la propagation du sida. Cette ligne de crête entre efforts d’émancipation et prévention effective du sida occupe, à cette époque, une place centrale dans les échanges des communautés gays de gauche. Au Spot25 et dans l’émission gay de la radio LoRa, Jean s’engage pour le port systématique du préservatif. Il accompagne des malades au centre de soins Lighthouse de Zurich. Jean veut continuer à aimer et passer la nuit avec ceux qu’il aime, et il veut la même chose pour sa communauté. 

Pendant ce temps, c’est au sein de la communauté cuir de Zurich que Rolf se sent chez lui. Dans ce milieu, les préservatifs sont proscrits, le sexe se pratique librement, durement et souvent anonymement, le sida est « simplement passé sous silence ». Rolf ne s’intéresse pas encore vraiment au VIH lorsque son partenaire décède subitement au lit, à peine six mois après son coming-out. Le médecin du village s’est trompé, ce n’était pas une mononucléose. « Bien sûr qu’on pouvait contracter le virus, mais être seul aurait été encore pire. »

En réaction, Rolf s’impose l’abstinence sexuelle. Le décès de l’être qu’il aimait a été, et est, traumatisant. La communauté cuir est bouleversée, mais le refus généralisé d’utiliser des préservatifs pousse Rolf à en partir. Il trouve alors du soutien avant tout auprès de l’Église réformée qui réalise à ce moment-là un revirement éclair au sujet de l’homosexualité, en passant de la condamnation à l’acceptation. Si les expériences de Jean avec le sida l’ont conduit à créer des liens forts avec la communauté queer, pour sa part, Rolf s’est replié sur lui-même pendant des années. Il avait renoncé à faire des rencontres, paralysé par la peur d’affronter à nouveau le deuil. 

Durant sa phase la plus dure, quelles ont été les conséquences de l’épidémie de VIH sur les lieux fréquentés par les gays ? Pour Pippo, qui travaille dans un sauna gay de Zurich depuis les années 1990, la réponse est claire : presque aucune. La demande en sexe anonyme n’a jamais disparu, car « le désir sexuel humain est puissant. Il est presque plus fort que la peur de contracter le virus. » Les saunas ont réagi en menant des campagnes d’information et en mettant des préservatifs gratuits à disposition. La clientèle ne s’est jamais tarie.

En 1988, l’arrivée du Retrovir, premier traitement antirétroviral contre le VIH, donne un premier espoir aux personnes concernées. Selon Rolf, « ce qui a vraiment changé la donne, c’est l’arrivée du traitement antirétroviral hautement actif (TAHA) à la fin des années 1990. Grâce à ce traitement, à un moment donné, j’ai fini par me défaire de cette honte et cette peur pesante que je ressentais à chaque rapport sexuel. J’ai retrouvé l’envie de faire des rencontres. » Le TAHA, une association de médicaments antirétroviraux et d’inhibiteurs de la protéase, a permis pour la première fois de réduire suffisamment la charge virale des personnes vivant avec le VIH pour que le virus ne soit perceptible dans le sang, et donc plus transmissible. Il a contribué à faire passer les transmissions sous la barre des mille par an et permis de traîter toujours plus le sida. 

Si Jean et Rolf sont des témoins de l’époque la plus dure de l’épidémie, Tom a contracté le VIH lors de la nouvelle phase de l’épidémie, fin 2003. À ce moment-là, il était jeune, n’avait pas fait son coming-out, et ne savait presque rien sur le virus. « Les médias ne communiquaient presque plus sur ce sujet et dans mon petit village, personne n’en parlait », raconte-t-il. Après le diagnostic, il a paniqué. Mais il a pu bénéficier sans tarder d’un traitement contre le VIH et aujourd’hui, il est indétectable. 

Rétrospectivement, il constate avec joie le faible impact du VIH sur sa vie grâce aux traitements modernes. « Je mène une vie sexuelle tout à fait normale et heureuse ». Tous mes amis savent que je vis avec le VIH et m’apportent un soutien incroyable. « Il témoigne de la grande solidarité qu’il a rencontrée dans la communauté gay. Mais les préjugés ont la vie dure et il a déjà souvent subi des attaques pendant ses sorties. Pour Tom, aujourd’hui, le rapport au VIH est ambivalent : « C’est une bonne chose qu’on n’en fasse plus toute une histoire. Mais quand on en parle, on se rend compte que beaucoup de gens ne sont pas, ou plus, bien informés. » La PrEP a marqué un nouveau tournant. Autorisée depuis 2012, elle protège les personnes au statut négatif à presque 100 % contre une transmission. Disponible en Suisse depuis 2020, ce traitement est apprécié. Mais Rolf se montre critique. Il pense que la PrEP pourrait inciter à prendre plus de risques et favoriser la transmission d’autres IST. En plus, avec la PrEP, le discours a radicalement changé. Si, à la fin des années 1990, le slogan d’actualité, c’était « Pense avec ta tête, infidèle en amour ? Fidèle au préservatif », aujourd’hui, il est plus compliqué de décider, ou non, d’utiliser un préservatif. 

Le prix de la PrEP a longtemps été un frein majeur à son utilisation. Il y a quelques années encore, la prise quotidienne revenait à près de 2500 francs par an. Depuis juillet 2024, l’assurance-maladie prend son coût en charge, ce qui devrait faciliter son utilisation. Mais il y a encore des obstacles, en particulier pour les queers qui ne sont pas informés ou n’ont pas fait leur coming-out. « Ça a été une époque terrible. Nous y avons survécu, nous la communauté gay. »

Ajourd’hui, le VIH n’est certes plus mortel, mais est encore une infection chronique. Grâce à l’engagement sans faille de l’Aide Suisse contre le Sida, la solidarité de la société civile et la communauté queer, la situation épidémiologique s’est nettement améliorée. Les prévisions futures pour l’ensemble de la société sont positives : la NZZ prédisait déjà la « fin du sida » il y a cinq ans. La Confédération compte sur zéro nouvelle transmission d’ici 2030. Les longues années pendant lesquelles la sexualité des hommes gays a souffert du sida pourraient bientôt faire partie du passé.

Rolf résume la situation en ces termes : « Ça a été une époque terrible. Nous y avons survécu, nous la communauté gay. Mais si nous avons surmonté cette épreuve, ce n’est que parce que nous sommes restés solidaires et n’avons jamais perdu espoir que des jours meilleurs reviennent. »